GUESDE ET GUESDISME

GUESDE ET GUESDISME
GUESDE ET GUESDISME

Le nom de Jules Guesde est indissolublement lié à un courant historique du socialisme français, le guesdisme, qui apparaît dans les années 1880 et qui a joué un rôle important dans la fondation de la Section française de l’Internationale ouvrière (S.F.I.O.) en 1905.

«Le socialisme fait homme»: ainsi a-t-on souvent qualifié Jules Guesde. Nul doute qu’il ait exercé sur ses «fidèles» et même sur d’autres une extrême influence. Son meilleur portrait est celui qu’a brossé Claude Willard: «Dès l’abord extérieur, le personnage apparaît peu banal: grand, prodigieusement maigre, la peau du visage d’une blancheur maladive, des cheveux abondants et foncés, rejetés en arrière à la mode romantique; une barbe prophétique; sous un front immense et bombé, surmontés d’arcades sourcilières prononcées, des yeux de myope brillent d’un éclat vif derrière un binocle mal assujetti. Une démarche raide, avec un mouvement saccadé des bras et des jambes.» Presque toujours malade, souvent proche de la misère, il a de l’apôtre le désintéressement et l’optimisme abstrait, l’enthousiasme contagieux, le courage personnel, la véhémence. Mais, dès 1893, sa pensée s’éloigne du réel et se fige.

L’individu Guesde ne fut pas toujours «guesdiste», et le guesdisme lui-même, qui d’ailleurs survit à Guesde, a une histoire. Dans quelle mesure sa tradition est-elle encore vivante aujourd’hui?

1. La découverte du socialisme

Né le 11 novembre 1845, dans la banlieue de Paris, Jules Guesde, de son vrai nom Jules Basile, découvre lentement et difficilement le socialisme marxiste. C’est entre 1877 et 1880 que se fixe durablement sa pensée et qu’il met au point ses modes d’action.

Jules Guesde reçut une formation classique complète et la tradition veut que, dès onze ans, la lecture des Châtiments ait fait de lui un républicain et que celle de la Critique de la raison pure l’ait éloigné d’une religion, au reste modérée. À la fin de l’Empire, il se fait journaliste et part à Toulouse puis à Montpellier où, le 1er juin 1870, il devient secrétaire de rédaction du journal Les Droits de l’homme. Au commencement de la guerre franco-prussienne, il est condamné à six mois de prison pour avoir situé l’ennemi non sur le Rhin mais aux Tuileries.

Après avoir soutenu le gouvernement de la Défense nationale, Guesde s’indigne de l’armistice, ce «spectacle écœurant de la République vendue et livrée par des mains républicaines» et prend parti pour la Commune de Paris sans nullement la considérer comme une tentative socialiste, et sans y participer directement. En juin 1871, il s’exile à l’étranger où il restera jusqu’en 1876. Il rencontre en Suisse de nombreux communards proscrits et des membres connus de l’Internationale, notamment James Guillaume. L’horreur de la répression inspire son célèbre Livre rouge de la justice rurale ; la fréquentation de militants anti-autoritaristes fait de lui jusqu’en 1873 un anarchiste convaincu qui a définitivement rompu avec l’idéologie radicale et qui lutte, aux côtés des bakouninistes, contre l’«autoritarisme» de Marx.

À Milan, à partir de 1874, des lectures nouvelles et la connaissance directe du mouvement socialiste local commencent à infléchir sa pensée vers le socialisme, comme le montrent son Essai de catéchisme socialiste , qu’il faut sans doute dater de 1875, et son essai De la propriété , qui ne peut être antérieur à 1876. De retour en France, il va découvrir le marxisme grâce au cercle de jeunes gens du café Soufflet et à un journaliste allemand, Karl Hirsch. Il fonde alors le premier journal marxiste français, un hebdomadaire, L’Égalité , qui va paraître, non sans interruptions, de novembre 1877 à 1883. Lorsqu’en mai 1880 Guesde ira à Londres demander à Marx et à Engels de cautionner le programme du Parti ouvrier dont le principe a été décidé à «l’immortel congrès» de Marseille (1879), il est déjà pour l’essentiel «marxiste», et le guesdisme, terme de dérision utilisé par ses adversaires, est en train de naître.

2. Le guesdisme: un parti d’un type nouveau

Jamais pourtant le Parti ouvrier n’utilisa cette appellation. Mais elle s’imposa en fait de bonne heure, ne fût-ce que pour aider à distinguer les camarades de Guesde des membres des autres organisations socialistes.

Les militants qui se sentaient en accord avec Guesde s’organisèrent en effet dès le début, comme Marx l’avait préconisé, en un parti qui se voulut d’un type nouveau. Le Parti ouvrier français naît officiellement au congrès du Havre (nov. 1880), mais, à la suite de rapides et successives scissions, on ne peut le dire «guesdiste» qu’à partir du congrès de Roanne (oct. 1882). Il conservera ses traits essentiels jusqu’à ce qu’il se fonde dans la S.F.I.O.

Sa période d’ascension dure jusqu’en 1893. De secte minuscule (pas plus de 2 000 membres en 1889), il se transformera en parti capable de conquérir, dès 1892, plusieurs grandes municipalités. Parti nouveau, il l’est d’abord par son objectif: être «l’instructeur et le recruteur» du socialisme révolutionnaire, ce qui suppose journaux, brochures et meetings. Il l’est aussi par son organisation: les «agglomérations» de base se fédèrent, un conseil national stable est responsable devant un congrès qui devient annuel. Il l’est encore par ses liens internationaux avec les autres partis socialistes, en particulier le Parti social-démocrate allemand. Il l’est enfin par ses militants: l’origine ouvrière de la majorité d’entre eux, leur dévouement total, la fameuse «discipline guesdiste» et jusqu’à leur costume.

Si les guesdistes sont convaincus de la nécessaire supériorité du parti sur les syndicats, au point de faire de la Fédération nationale des syndicats qu’ils contrôlent entre 1886 et 1894 un organisme subordonné, voué au corporatisme (ce qui déclenchera chez de nombreux travailleurs une incoercible méfiance à leur égard), il faut reconnaître cependant qu’il n’y eut jamais un seul, mais plusieurs guesdismes.

Non seulement les francs-maçons forment une véritable coterie dans le parti, mais encore on peut admettre l’existence, sur une base régionale, de deux guesdismes: un guesdisme du Nord à forte implantation ouvrière (métallurgie, verrerie, textile, peu dans les houillères), qui a progressé dans une population dépourvue souvent de vieilles traditions démocratiques et qui apparaît d’emblée comme l’organisateur de la lutte des classes; un guesdisme du Midi, qui prend le relais d’un radicalisme décevant et dont les cadres appartiennent souvent à la petite, voire à la moyenne bourgeoisie.

La capacité des guesdistes à conduire de grandes batailles a souvent, et non sans raison, été mise en doute: ils n’ont pas mobilisé la classe ouvrière pour d’importantes réformes, ils n’ont que tardivement participé à l’affaire Dreyfus, ils ne sont pas parvenus à entraîner dans l’action la paysannerie pauvre, ils ont longtemps gardé une grande méfiance à l’égard de l’unité socialiste. En fait, lorsque Guesde et ses amis refusent de prendre la tête d’une bataille passagère, c’est en général parce que l’enjeu leur en paraît dérisoire en régime capitaliste et qu’ils croient plus utile de développer leur organisation. Surtout, le guesdisme a ses heures de sursaut: dans les années 1890, il a été l’organisateur des premières journées du 1er-Mai; de 1889 à 1904, devant la montée du millerandisme et l’idéologie du Bloc des gauches, à l’appel de Guesde et de Paul Lafargue, il crée avec les blanquistes le Parti socialiste de France et exige, finalement avec succès, que l’unité socialiste se fasse sur la base de la condamnation de toute tactique participationniste.

3. Guesde, guesdisme et S.F.I.O.

La fondation de la Section française de l’Internationale ouvrière en avril 1905 marque donc en apparence la victoire des guesdistes. Qu’en est-il en réalité?

Ce qu’apportent les guesdistes à la S.F.I.O., ce n’est pas seulement leurs qualités d’organisateurs, leur pédagogie simple, leur hebdomadaire, Le Socialiste , c’est aussi un appareil qui tend assez souvent à se nourrir de lui-même. Les délégués guesdistes font bloc dans les congrès. Ils tentent d’obtenir – en vain – une organisation régionale du parti, où triompherait leur coordination. Ils parviennent à conserver le contrôle d’une vaste entreprise d’édition, l’Encyclopédie socialiste , dont l’un des leurs, Compère-Morel, a eu l’initiative.

Pourtant, dès lors que les amis d’Édouard Vaillant se détournent d’eux sur quelques problèmes essentiels – politique internationale, rapports avec les syndicats –, ils ne peuvent infléchir la S.F.I.O. de façon décisive, et l’animosité que la majorité syndicaliste révolutionnaire de la Confédération générale du Travail (C.G.T.) éprouve à leur égard les prive de tout soutien extérieur nouveau.

La sclérose menaçait le guesdisme depuis longtemps, et d’abord sous une forme particulièrement insidieuse: le divorce entre le verbe, resté révolutionnaire, et la pratique devenue bien souvent réformiste. Guesde, pourtant, restait capable de coups d’éclat: le 31 mars 1910, d’accord pour une fois avec la C.G.T., il fut le seul élu de la S.F.I.O. à voter contre la loi des retraites ouvrières et paysannes, où il voyait, en raison du prélèvement opéré sur les salaires, un «vol législatif» ajouté «au vol patronal». Surtout, le guesdisme s’avéra incapable d’analyser les changements survenus à la fin du XIXe siècle et au début du XXe dans l’économie, la société, la vie politique. Limitant ses objectifs à la préparation de la conquête de l’État par le parti socialiste, il ne sut ni comprendre les aspirations révolutionnaires qui s’incarnaient dans le nouveau syndicalisme, ni saisir la signification de l’expansion coloniale, ni estimer la gravité de la menace de guerre: à ces militants qui se disaient porteurs de l’orthodoxie marxiste, l’impérialisme resta pour l’essentiel étranger.

La guerre, la révolution russe, la fondation du Parti communiste français atteignent un Guesde plus vieilli encore que le guesdisme. Totalement rallié à l’Union sacrée, celui qui avait toujours refusé toute participation socialiste à un ministère bourgeois entre le 27 août 1914 comme ministre d’État dans le gouvernement français et y reste jusqu’en décembre 1916. En octobre 1917, il s’inquiète des conséquences de la révolution bolchevique sur la défense nationale. En décembre 1920, s’il ne participe pas au Congrès de Tours, il y cautionne le courant favorable au maintien de la «vieille maison». Peu avant sa mort, survenue le 28 juillet 1922, il laissa toutefois ce message: «Veillez sur la révolution russe.»

Les historiens du socialisme français débattent en particulier de trois problèmes qui concernent davantage le guesdisme que la personne de Guesde.

Le premier est de savoir dans quelle mesure apparaît, à la veille de 1914, un néo-guesdisme capable de rajeunir une pensée et une pratique en train de se scléroser. Pour les uns, Guesde exerce sur ses disciples une papauté si rigide que les possibilités de renouvellement sont presque nulles. D’autres soulignent que de jeunes guesdistes s’engagent alors dans l’étude sérieuse des structures économiques et sociales: Pierre Brizon à propos du statut du métayage, Marcel Cachin à propos des trusts, etc. Ils voient là l’embryon d’un rajeunissement du guesdisme qui se prolongera pendant la guerre: Cachin apportera son rayonnement à la défense de la révolution bolchevique et à la fondation du P.C.F., Brizon sera pacifiste.

Plus important encore est le problème de la place du guesdisme dans l’introduction du marxisme en France. «L’originalité du Parti ouvrier français, écrit Claude Willard, réside dans son idéologie marxiste.» D’autres soulignent que Guesde en particulier et les guesdistes en général réduisirent la pensée de Marx à quelques schémas politiques. Mais tous sont d’accord pour admettre que ni la philosophie ni l’économie politique ne furent renouvelées par l’apport guesdiste et que les œuvres de Marx et d’Engels furent diffusées par eux essentiellement sous la forme de brefs résumés, de «catéchismes», à la rédaction desquels Gabriel Deville apporta d’ailleurs plus que Guesde. Les guesdistes ont été des pédagogues du marxisme plus que des intellectuels marxistes. Guesde est en partie responsable de la relative indifférence du mouvement ouvrier français pour la recherche théorique.

On peut enfin se demander dans quelle mesure le guesdisme survit aujourd’hui à l’intérieur du mouvement socialiste français. On en recueille encore les échos dans les controverses du Parti socialiste autour du maintien de la «doctrine» et dans la difficulté qu’éprouva la S.F.I.O. à admettre, pendant les guerres coloniales livrées par la IVe République, la primauté des aspirations politiques sur ce qu’elle appelait le réalisme économique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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